Une petite agence d’architectes qui débute peut-elle répondre à un appel d’offres ?
Avant de répondre, voyons quelles sont les possibilités réelles pour une petite ou une moyenne entreprise de concourir à un appel d’offres. La loi est venue corriger la domination des gros acteurs du marché qui trustaient toutes les opportunités ou presque, laissant seulement des miettes de sous-traitance aux PME, sans même parler des TPE (moins de 10 salariés). La loi est une chose, la réalité en est une autre.
« La profession est atomisée en petites structures [avec deux salariés en moyenne] dont le chiffre d’affaires moyen ne dépasse pas 150 000 euros et dont beaucoup peinent à survivre. La loi française n’impose le recours à un architecte que pour les surfaces supérieures à 170 m2 [NDLR : 150 m2 depuis mars 2017 ]. Et la culture nationale tend à considérer le recours à un homme de l’art comme un luxe dispensable.
Conséquence : 68 % des bâtiments en France sont construits sans architecte. » (Le Monde du 11 juin 2005)
Depuis 2005, les choses ont à la fois changé et peu changé. Une prise de conscience des pouvoirs publics a conduit à l’autorisation de l’allotissement ou de la réponse en groupement (d’entreprises), du coup un certain rééquilibrage dans l’accès aux marchés publics s’est opéré. Mais les faits, encore plus que les clichés, ont la vie dure. Et cela n’a pas apaisé la grogne des entrepreneurs de taille modeste. La surface financière fait évidemment partie des principaux obstacles qui freinent les PME soumissionnaires :
« Il faut justifier 2,5 fois le montant du marché mais ça ne veut rien dire quand on travail dans notre profession », lance un architecte.
Les petits cabinets sont soumis à une inflation des critères exigés. En gros, on demande plus à ceux qui ont moins. La concurrence exacerbée sur le marché de la commande publique fait que malgré les lois, la transparence et la non-discrimination établies, le gros mange toujours à la place du petit. L’Etat à travers ses collectivités demande toujours plus car il est le maître… d’ouvrage. Les petites structures souffrent du fait que le niveau de commande publique diminue pour toujours plus d’acteurs en jeu. Cet effet de strangulation économique se fait ressentir dans les vocations des jeunes, qui ont tendance à quitter le métier. Car que ce soit en indépendant ou dans un cabinet, les débuts sont très difficiles et le revenu médian d’un architecte aujourd’hui ne dépasse pas 28 600 euros par an (154 000 en société, chiffre en constante baisse). Les grands noms qui font la notoriété de la France en la matière au niveau international sont l’arbre qui cache la forêt.
Les commandes reculent et la concurrence augmente en proportion. Les nouveaux entrants sur le marché, des idées plein la tête, se heurtent au mur de l’argent, des délais, des contraintes techniques et juridiques, à la rapacité des constructeurs et entreprises générales, sans parler de l’autorité publique qui profite de cette faiblesse chronique. Les architectes sont pris dans l’étau de concurrences nouvelles venues des autres acteurs du marché, bureaux d’études, ingénieurs, scénographes, urbanistes… qui interviennent sur tout le processus de construction ou de rénovation. Par-dessus tout, l’architecte a du mal à défendre le concours qui est de plus contesté par les pouvoirs publics, qui essayent de le contourner pour imposer un bâti rapide et pas cher. Sauf que le « rapide et pas cher », on connaît : ça finit par coûter beaucoup, beaucoup plus cher sur le long terme… et pas seulement sur le plan financier. Voir notre article : https://blogarchi.libel.fr/actualites-reglementaires/reglementation/les-senateurs-adoptent-la-loi-elan-en-soignant-les-maires/
En outre, une majorité des gros marchés (60%) se concentre dans les quatre principales régions (Île-de-France, Rhône-Alpes, PACA et Aquitaine), aux disparités économiques s’ajoutent donc des disparités régionales. Concrètement, une petite agence dans une ville moyenne connaît des fins de mois et d’année difficiles : la mise en concurrence est féroce et ce sont les gros acteurs qui emportent généralement les morceaux. C’est pourquoi le gouvernement a lancé les MAPA, les marchés à procédure adaptée, ou marchés de faible montant. L’accès au marché public est alors plus simple et moins formaliste, laissant leur chance aux PME du secteur. Cependant, et là aussi les choses ne sont pas aussi idylliques, les pouvoirs adjudicateurs des petites collectivités ne savent pas toujours bien sélectionner parmi les soumissionnaires ou alors le font sur des critères de préférence qui ne respectent pas toujours l’égalité de traitement. Comme le dit un acteur du milieu :
« On a peur de la préférence, non de la concurrence. »
Il faut savoir qu’un simple appel d’offres de cet ordre déclenche en moyenne 50 candidatures. Conclusion : même pour des marchés censés être plus abordables, c’est la foire d’empoigne. Un MAPA exige deux à trois jours de travail pour un cabinet et malgré la déontologie qui interdit de travailler gratuitement, ces dossiers sont rarement rémunérés.
L’entité publique qui gère les 77 milliards de commandes par an a tout loisir d’écraser les petits acteurs du marché en leur demandant toujours plus de travail pour toujours moins d’argent, alors que ces sociétés évoluent déjà sur un fil. Ce rapport déséquilibré de la puissance publique avec les 30 000 architectes n’augure rien de bon en ces temps de compressions budgétaires. La conséquence risque encore une fois d’en être un bâti médiocre avec des habitants mécontents. D’ici-là, les responsables ne seront plus aux commandes…
« Economiser sur la conception ou la construction annule les bienfaits sociétaux d’un cadre de vie de qualité et impacte peu le prix final du logement. Faire l’impasse sur la qualité de notre cadre bâti aura des conséquences négatives sur notre bien-être. Ces petites économies augmentent considérablement les charges, directement assumées par les usagers : locataires, propriétaires, Etat ou collectivités. » (Extrait du manifeste de 200 architectes paru dans Le Monde du 15 février 2018)
On constate dans la polémique autour des AO que la loi n’est pas toujours respectée par les donneurs d’ordre : d’un côté il y a les textes, par exemple l’acheteur qui ne peut pas exiger aux entreprises soumissionnaires un CA plus de deux fois supérieur au montant du marché ou du lot, et de l’autre la réalité. Les évolutions positives pour les petites boîtes que sont la dématérialisation et la simplification administrative ne peuvent pas tout. En temps de crise de la commande, les architectes doivent augmenter leur vigilance sur les marchés (d’où la solution LIBEL), monter de meilleurs dossiers (si possible), sélectionner leurs marchés (ne pas soumissionner tous azimuts), démarcher les acteurs potentiels (anticiper les marchés), comme il est écrit dans le Livre blanc relatif aux AO. La solution de l’allotissement ou du groupement d’entreprises est évidemment positive dans l’absolu, mais dans un marché soumis à une concurrence de plus en plus agressive, il n’est pas aisé de construire des partenariats, même provisoires.
De manière assez hypocrite, on le voit, ou alors avec une certaine duplicité, la commande publique étrangle d’une main les cous qu’elle desserre de l’autre.
Alors pour répondre à la question de notre titre, une petite entreprise qui débute peut-elle répondre à un AO ?, oui, elle peut toujours. Mais ses chances de gagner sont minces (sauf en cas de relations privilégiées avec les décideurs…). Mais qu’elles ne se découragent pas, tous les débuts sont difficiles.
Voici le point de vue de l’architecte Paul Chemetov, Grand prix national de l’architecture en 1980 :
« Les conditions dans lesquelles s’exerce l’architecture ont changé. On n’est plus dans le cadre d’un artisan-artiste, l’architecte, réalisant une œuvre pour un commanditaire en s’adressant directement à des artisans du bâtiment.
Les contraintes budgétaires ont fortement modifié les relations avec les clients ; les projets font l’objet de luttes de pouvoir avec les bureaux d’études économiques et techniques, les paysagistes, les scénographes… L’explosion du nombre d’architectes s’est accompagnée d’une division en de nombreux métiers. Il faut s’y préparer. »