Architecte: la crise d’une profession réglementée

ARCHITECTE : LA CRISE D’UNE PROFESSION RÉGLEMENTÉE

Rapport du sénat (25 Septembre 2015)

Les architectes occupent une place à part dans les professions de la maîtrise d’oeuvre, de par leur statut de profession réglementée, de par le caractère généraliste et transversal de leur vocation en raison d’un rôle éminent de création.

Ces caractéristiques n’ont pas empêché la profession d’être frappée par une évolution de la commande et du marché qui lui a été défavorable au cours des trente dernières années :

– le monopole que la loi de 1977 confie aux architectes pour les projets soumis à permis de construire, s’est avéré une garantie assez illusoire compte tenu de l’importance des dérogations apportées à ce principe ainsi que de la fréquence du non-respect des textes ou de leur détournement ;

– la diminution du volume de ses marchés traditionnels, conjuguée avec un quasi-doublement de leur effectif depuis 20 ans, a appauvri la profession dans son ensemble ;

– enfin, la complexification de la construction, qui a favorisé l’apparition de nouvelles professions de la maîtrise d’oeuvre, a contribué à recentrer les interventions des architectes sur les seules missions de conception, voire, dans certains cas, à les cantonner dans l’élaboration des permis de construire au service de projets prédéfinis.

Malgré des efforts appréciables pour partir à la conquête de nouveaux marchés, la situation économique des architectes reste aujourd’hui, dans l’ensemble, très précaire. La réussite largement médiatisée de quelques grands cabinets d’architecture et de quelques vedettes bien armées pour remporter de grands concours internationaux ne doit pas masquer les difficultés que rencontre la grande majorité d’entre eux, et plus particulièrement les jeunes diplômés qui sont parfois tentés de se détourner d’une profession qui ne paraît pas pouvoir leur assurer d’avenir.

1. Le cadre légal d’une profession réglementée : la protection illusoire d’un monopole en « peau de chagrin » ?

Si l’on met à part le cas un peu marginal de la profession de géomètre-expert, la profession d’architecte est la seule réglementée de la maîtrise d’oeuvre.

Ce statut résulte des dispositions de la loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture, qui organise la profession et définit son mode d’exercice comme son champ d’intervention. Ce dispositif législatif a été complété par le décret n° 80-217 du 20 mars 1980 portant code des devoirs professionnels des architectes.

L’article premier de la loi de 1977 qualifie d’intérêt public, la « création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains, ainsi que du patrimoine ».

Le respect de cette activité d’intérêt général doit être assuré par une série de garanties reposant en majeure partie sur les architectes, justifiant que l’organisation de la profession et son mode d’exercice soient juridiquement encadrés.

a) Le monopole de l’architecte sur les projets soumis à permis de construire

L’article 3 de la loi de 1977 rend obligatoire le recours à un architecte pour établir le projet architectural faisant l’objet d’unedemande de permis de construire.

Ce projet architectural doit définir par des plans et des documents écrits l’implantation des bâtiments, leur composition, leur organisation et l’expression de leur volume ainsi que le choix des matériaux et des couleurs. Le contenu de ces documents est précisé par l’article 16 du décret du 20 mars 1980.

Le même article 3 de la loi de 1977 rend facultatives les missions10(*) plus étendues qui peuvent également être animées par d’autres intervenants participant à la conception.

La portée de ce monopole a cependant été réduite par les dérogations apportées à ce principe par l’article 4 de la loi de 1977 précitée :

– le recours à un architecte n’est pas obligatoire pour les opérations de réhabilitation même soumises à permis de construire, dans la mesure où elles ne concernent que l’aménagement ou l’équipement des espaces intérieurs ;

– le recours à un architecte est également facultatif pour les personnes physiques qui édifient pour elles-mêmes une construction de faible importance ; ce seuil « social » a été fixé par l’article R-421-1-2 du code de l’urbanisme à 170 m² de surface de plancher hors oeuvre nette (SHON) pour les constructions de droit commun, et à 800 mètres carrés de surface de plancher hors oeuvre brute (SHOB) pour les constructions à usage agricole, voire à 2 000 m² pour les serres de production de moins de 4 mètres de haut ; il résulte de la conjonction de ces deux facteurs que 68 % des constructions sont aujourd’hui édifiées sans architecte11(*).

Il semblerait en outre, d’après des enquêtes et des études réalisées dans certains départements, que le recours à l’architecte au-dessus du seuil des 170 m² de SHON ne soit même pas systématiquement respecté12(*).

En outre, alors que l’article 15 de la loi de 1977 dispose que tout projet architectural doit comporter la signature de tous les architectes qui ont contribué à son élaboration, des informations non vérifiées mais concordantes font état de nombreuses signatures de complaisance qui échappent à la vigilance des services instructeurs13(*).

Dans ces conditions, la garantie apportée à l’architecte par le monopole que lui reconnaît la loi sur le projet architectural paraît très limitée en pratique.

b) Un droit de suite qui s’est vidé de son contenu

Le dernier alinéa de l’article 3 de la loi de 1977 précitée précise que même si l’architecte n’assure pas la direction des travaux, la maîtrise d’ouvrage doit le mettre en mesure, dans des conditions fixées par le contrat, de s’assurer que les documents d’exécution et les ouvrages en cours de réalisation respectent bien les dispositions du projet architectural élaboré par ses soins.

Il semblerait cependant que cette disposition soit restée largement inappliquée, peut-être faute d’en avoir précisé les modalités d’application pratiques.

Les difficultés rencontrées par les architectes dans le suivi des chantiers et l’inadéquation des modalités de rémunération de cette activité ont, au contraire, obligé trop souvent les architectes à se cantonner dans la phase d’établissement du projet architectural au risque d’une perte de contact avec la réalité de la construction.

c) L’exercice de la profession d’architecte

Les dispositions par lesquelles la loi de 1977 encadre l’exercice de l’architecture sont dictées par le souci de garantir l’intérêt public de l’architecture, et en particulier de préserver l’indépendance des architectes et des sociétés d’architecture à l’égard des intérêts économiques des autres acteurs. Mais ces louables intentions se sont retournées bien souvent contre les architectes eux-mêmes : il est bien d’être indépendant, mais encore faut-il pouvoir survivre.

Ces contraintes, qui sont en partie responsables d’une certaine sous-capitalisation des sociétés d’architecture, ont récemment fait l’objet d’un assouplissement bienvenu.

L’article 9 de la loi de 1977 subordonne le droit d’exercer la profession sur l’ensemble du territoire, et le droit de porter le titre d’architecte ou celui de société d’architecture aux seules personnes physiques et morales régulièrement inscrites à un tableau régional tenu par un conseil régional de l’ordre.

Cette inscription au tableau est subordonnée à la réunion d’un certain nombre de conditions.

(1) La réglementation de la profession d’architecte

L’accès à l’exercice de la profession d’architecte en France résulte à la fois de la loi de 1977 sur l’architecture et des dispositions de plusieurs circulaires européennes destinées à éviter tout traitement discriminatoire à l’égard des ressortissants de l’Union européenne.

Le titre d’architecte est ainsi réservé aux personnes physiques de nationalité française, aux ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne qui jouissent de leurs droits civils, présentent des garanties de moralité nécessaires et sont, soit titulaires d’un diplôme, certificat ou autre titre d’architecte français ou étranger reconnu par l’Etat, soit reconnues qualifiées par le ministre compétent sur présentation de références professionnelles après avis d’une commission nationale.

Les conditions dans lesquelles est assurée l’ouverture européenne de la profession devraient prochainement évoluer dans un sens qui n’est pas sans susciter certaines inquiétudes.

Cette ouverture résulte actuellement d’un ensemble de directives européennes qui ont pour objet d’éviter tout traitement discriminatoire fondé sur la nationalité en matière d’établissement et de prestation de services, grâce à un système de reconnaissance mutuelle des diplômes et des qualifications professionnelles.

Ce dispositif comporte deux étages :

– les directives 89/48 et 92/51 ont institué un système général de reconnaissance des qualifications professionnelles ;

– ce dispositif général a été complété, pour ce qui concerne l’architecture, par une directive sectorielle 85/384 du 10 juin 1985.

Celle-ci prévoit que chaque Etat membre reconnaît sous certaines conditions les diplômes, certificats et autres titres délivrés aux ressortissants des Etats membres par les autres Etats membres, en leur donnant le même effet sur son territoire qu’aux diplômes, certificats et autres titres qu’il délivre.

Ce dispositif a été complété par la directive n° 2001-19 du 24 mai 2001 qui invite les Etats à prendre en compte la situation d’un ressortissant d’un Etat membre qui aurait acquis en dehors de l’Union européenne un diplôme qui serait par ailleurs reconnu par un autre Etat membre. Ces dispositions devraient être transposées par ordonnance en droit français avant la fin de l’année sur le fondement d’une habilitation délivrée par la loi n° 2004-237 du 18 mars 2004.

Ce dispositif d’ensemble pourrait cependant être remis en question dans le cadre de la discussion de la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur. Cette proposition de directive, qui s’inscrit dans le cadre du processus lancé par le Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, a pour objet de supprimer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services entre les Etats membres.

Le Gouvernement devra veiller, à l’occasion de la discussion de ce texte à ce que, tout en favorisant une ouverture nécessaire, il ne mette pas en cause le caractère d’intérêt public attaché en France à l’architecture, qui ne permet pas d’assimiler la réalisation d’un projet architectural à un simple service et justifie certaines caractéristiques propres à l’exercice et à l’organisation de la profession, et notamment l’obligation dans certains cas de recourir à un architecte, ainsi que la clause de majorité des architectes au sein des sociétés d’architecture.

Les organismes représentant les architectes s’inquiètent en outre, à juste titre, d’une disposition figurant à l’article 16-2 du projet qui, si elle était adoptée en l’état, chargerait l’Etat membre d’origine du contrôle des prestations offertes par ses ressortissants sur son propre territoire comme sur celui d’un autre Etat membre.

Votre commission redoute que ce principe dit du « pays d’origine », s’il était adopté, ne conduise à une harmonisation par le bas, avec alignement sur la législation de l’Etat membre le moins-disant, et ne constitue ainsi une possible incitation à la délocalisation de prestataires de services vers les Etats les moins exigeants.

Elle craint que cette disposition ne constitue finalement plutôt un frein au développement du marché intérieur, dans la mesure où l’incapacité vraisemblable des consommateurs à s’informer convenablement sur les législations applicables aux services dans les différents Etats membres, risque de saper leur confiance.

(2) La réglementation des sociétés d’architecture

L’article 12 de la loi de 1977 autorise les architectes à constituer, pour l’exercice de leurs activités, des sociétés civiles et commerciales, mais encadre leur composition et limite l’ouverture de leur capital dans le souci de préserver l’intérêt public de l’architecture et de garantir l’indépendance intellectuelle des architectes.

Les contraintes légales imposées aux sociétés d’architecture ont été récemment allégées.

· La loi de 1977 constituait en elle-même une innovation importante par rapport à la précédente loi du 31 décembre 1940.

Elle ne limitait plus les sociétés d’architecture aux seules formes des sociétés civiles, mais leur ouvrait désormais aussi la possibilité d’emprunter certaines formes de sociétés commerciales : sociétés anonymes et sociétés à responsabilité limitée. Elle autorisait en outre les architectes à s’associer à d’autres personnes physiques qui ne soient pas architectes. Ce dispositif, retouché à la marge par la loi du 12 juillet 1985 pour tenir compte de la situation particulière des entreprises unipersonnelles à responsabilité limitée (EURL), a cependant contribué à maintenir les sociétés d’architecture dans une situation de sous-capitalisation.

Cette situation a pesé sur le développement de ces sociétés et sur leur aptitude à s’imposer dans un environnement à la fois concurrentiel et marqué par les à-coups de la commande. En limitant leur capacité d’investissement, tant en moyens humains que matériels, elle a freiné leur développement économique et fragilisé leur pérennité.

Face à ce constat, le groupe de travail relatif à l’exercice de la profession d’architecte mis en place par le ministre de la culture en 1999 avait jugé « souhaitable d’ouvrir le capital, tant en pourcentage de parts, qu’en la personne du détenteur », estimant que, outre l’apport possible de moyens financiers nouveaux, cette réforme permettrait « d’ouvrir l’horizon du champ de l’entreprise en matière de transmission aussi bien qu’en matière de valorisation »14(*).

· Cette réforme a été mise en oeuvre au cours de la législature suivante par la loi n° 2003-721 du 1er août 2003 pour l’initiative économique.

Cette réforme a eu principalement pour objet :

– de permettre aux sociétés d’architecture d’emprunter la forme de société civile ou de société commerciale la plus adaptée à leur objet, sans les limiter, pour les sociétés commerciales, aux seules formes de la société anonyme ou de la société à responsabilité limitée ;

– d’ouvrir aux personnes morales la possibilité de participer aux sociétés d’architecture, jusqu’alors ouvertes aux seules personnes physiques ;

– de supprimer l’interdiction pour un associé de détenir plus de la moitié du capital social.

La loi du 1er août 2003 a en outre procédé à une révision des règles encadrant la détention du capital de la société, de façon à ce que son ouverture aux personnes morales ne remette pas en cause le contrôle majoritaire des architectes. Ainsi :

– plus de la moitié du capital social et des droits de vote doivent être détenus par un ou plusieurs architectes ou éventuellement par des sociétés d’architecture ;

– la participation des personnes morales associées qui ne sont pas sociétés d’architecture est limitée à 25 % du capital social et des droits de vote ;

– enfin, un des associés au moins doit être un architecte personne physique détenant au moins 5 % du capital social et des droits de vote qui y sont affectés.

Faut-il aller plus loin, et envisager de lever la clause de majorité garantissant le contrôle des architectes sur ces sociétés ? Certains y sont discrètement favorables estimant qu’une semblable mesure serait de nature à faciliter la création de sociétés de maîtrise d’oeuvre intégrées regroupant en leur sein les différents métiers, et susceptibles d’atteindre la taille critique dans le contexte d’une aggravation de la concurrence mondiale.

Votre commission est, d’une façon générale, favorable aux moyens de promouvoir une approche plus globale et transversale des métiers de la maîtrise d’oeuvre, pour lutter contre les effets néfastes d’une segmentation des métiers et des interventions des différents acteurs.

Pour autant, elle tient à rappeler que les dispositions garantissant l’indépendance économique et intellectuelle des architectes sont, en quelque sorte, le corollaire de l’intérêt général que la loi de 1977 attribue à l’architecture, et au rôle particulier qu’elle confie aux architectes dans sa défense.

Elle estime en conséquence que l’on ne peut remettre en question les conditions de cette indépendance sans risquer de fragiliser une certaine conception française de l’architecture, ce qui ne serait pas sans conséquence à un moment où certains, à l’échelle européenne, sont tentés de nier la spécificité de la prestation architecturale, qui est avant tout une prestation intellectuelle, et de l’assimiler à un simple service marchand.

C’est dans une autre direction qu’il faut rechercher les moyens à mettre en oeuvre pour renforcer l’indépendance des architectes dans des structures plus puissantes, plus intégrées.

* 10 Contrairement à la loi de 1977 qui donne une définition très minimaliste de l’intervention obligatoire de l’architecte dans le domaine de la commande privée, la loi « MOP » de 1985 donne une définition précise et large des missions que les maîtres d’ouvrages publics peuvent confier à l’architecte maître d’oeuvre. Aux termes de l’article 7 ces missions sont susceptibles de porter sur tout ou partie des éléments de conception et d’assistance suivants :

a) Les études d’esquisse ;

b) Les études d’avant-projets ;

c) Les études de projet ;

d) L’assistance apportée au maître de l’ouvrage pour la passation du contrat de travaux ;

e) Les études d’exécution ou l’examen de la conformité au projet et le visa de celles qui ont été faites par l’entrepreneur ;

f) La direction de l’exécution du contrat de travaux ;

g) L’ordonnancement, le pilotage et la coordination du chantier ;

h) L’assistance apportée au maître de l’ouvrage lors des opérations de réception et pendant la période de garantie de parfait achèvement.

* 11 « Etre architecte : présent et avenir d’une profession » Monum – éditions du patrimoine p. 197.

* 12 Etude du CREDOC citée dans « Etre architecte » p. 23.

* 13 Idem p. 23.

* 14 Jean-Michel JACQUET. Rapport au groupe de travail. 10 février 1999 in « Etre archictecte » op. cité. p. 37.